07 novembre 2007

Corrigé d'analyse ou de commentaire

Caravage, Mise au tombeau, 1602-1604, Rome, Pinacothèque du Vatican


Monteverdi, L’Orfeo, première édition 1609, transcrite par Jonathan Cable. Acte II, Pastore et Messagiera.

Traduction:
Pastore I
Vois, ah, vois, Orphée : tout autour de toi
Les bois et les prés sont riants ;
Continue donc, à l’aide de ton plectre d’or,
De rendre l’air plus doux en ce jour si heureux.

La Messagère
Hélas ! Sort impitoyable, hélas destinée barbare et cruelle,
Hélas, étoiles injustes, hélas Ciel néfaste !

Pastore I
Quels sont ces douloureux accents qui viennent troubler ce jour heureux ?


CORRIGÉ D'ANALYSE
Licence 3


Extrait de l’
Orfeo de Monteverdi, Acte II, Pastore et Messagiera

L’extrait proposé provient de l’Orfeo de Monteverdi, opéra créé en 1607 au palais ducal de Mantoue. S’il n’est pas le premier opéra de l’histoire de la musique, il en représente un des exemples les plus achevés à cette époque. Il constitue la première réalisation dans ce genre de la part de Monteverdi alors qu’il était employé par les Gonzague. L’œuvre s’inscrit dans le mouvement initié par la camerata dei Corsi à Florence dès la fin du XVIe siècle. La camerata a tenté de retrouver l’univers de la tragédie antique et de fonder un nouveau genre théâtral : une pièce entièrement mise en musique. Monteverdi s’est également inspiré des avancées de la camerata dei Bardi, qui avait mis en place le style récitatif dès les années 1580.
Tous ces mouvements ont pour objectif principal l’expression des passions et participent à une esthétique commune, celle de la « seconda prattica ». Celle-ci repose sur l’expression du texte qui prime sur la musique, comme le note Caccini : « la musique n’est rien que la parole, le rythme et le son venant ensuite, et non le contraire » (Nuove musiche, préface, 1602). Les moyens techniques privilégient le chant soliste et l’abandon de la polyphonie. Les compositeurs exploitent désormais le style récitatif et représentatif (« représenter » les passions). La basse continue aide à mettre en valeur cette traduction affective : elle soutient la voix soliste de manière plus efficace.
L’Orfeo de Monteverdi se place dans ce courant musical et met en scène les amours d’Orphée et d’Eurydice, livret inspiré de la « fable » antique. Les deux héros sont fiancés et leurs compagnons – bergers et bergères - célèbrent leur prochain mariage dans l’acte I. Les divertissements pastoraux continuent à l’acte II, brutalement interrompus par la Messagère, porteuse d’une nouvelle dramatique : Eurydice est morte. Il s’agit d’une péripétie particulièrement dramatique car elle repose sur un contraste entre les fêtes des bergers et l’irruption pathétique de la Messagère, compagne d’Eurydice : c’est ce dernier moment qui est donné à analyser.
Comment Monteverdi l’a-t-il traité musicalement ? Nous nous proposons de l’examiner à travers trois démarches musicales : les changements de modes, la facture mélodique et l’utilisation de figures de rhétorique diversifiées. Nous les mettrons en relation avec l’opposition de climats affectifs qui caractérise l’extrait proposé ainsi qu’avec la peinture des personnages et de leurs passions : le berger est encore dans l’esprit de la fête et ne comprend pas la nouvelle alors que la Messagère est choquée par le spectacle de la mort.

I- Un plan modal contrasté

Le plan modal utilisé par Monteverdi s’apparente à la « dispositio » des rhéteurs : il délimite les grandes parties du discours. Si l’on emploie le terme de « modal », c’est bien parce que le compositeur évolue encore dans l’univers des modes de la Renaissance, en particulier dans la conception de Glareanus, exposée dans le Dodécachordon (1547). Mais il les utilise ici à des fins dramatiques : donner des couleurs particulières à chaque intervention des personnages, comme le montre le tableau suivant :

Partie I
Berger
Mode de do - cad parf
gaieté

Partie II
La Messagère
Chromatisme puis mode de la - cad parf
douleur

Partie III
Berger
mode de do, transposition par bémol (sur fa)
incompréhension

Monteverdi joue donc sur la « modulation » ou le changement de mode : chaque « plan » affectif est délimité par une cadence parfaite dans le mode, sauf pour la deuxième intervention du Berger qui oblique vers le mode de do par nature afin de faire la jonction avec le mode de la suivant. Remarquons toutefois après sa question (mes. 23), un effet de contraste entre la juxtaposition de l’accord de do et celui de mi tierce majeure, caractéristique du XVIIe siècle (mouvement en tierce de la basse avec accords de fondamentale) : il introduit le récit de la mort d’Eurydice.
La partie centrale, pour mieux évoquer encore la douleur et l’affolement, est extrêmement instable : elle débute par un chromatisme à la basse, puis le mode de la semble s’installer mais retrouve des chromatismes mesure 18 ainsi qu’un degré altéré mesure 19 (fa#) qui semble conduire au mode de do transposé par bécarre. Une cadence parfaite ramène le mode de la.
De même l’étonnement du berger (mesure 22), débute en transposition par bémol, mais conclut « par nature » pour souligner la question qu’il pose à la Messagère. Le mib n’est qu’une inflexion mélodique pour éviter l’intervalle de triton.

II- Des contrastes d’écriture mélodique
On retrouve également ces contrastes dans l’écriture mélodique. Monteverdi a tiré parti du traitement déclamatoire pour caractériser chaque personnage : à l’état insouciant et joyeux du berger s’opposent l’agitation et l’affliction de la Messagère.

a- Partie I : le Berger
La strophe du Berger utilise une mesure en 3/2, la basse est écrite et contrepointe le chant : cette partie est donc mesurée et présente tous les aspects d’une « canzonette » (petit air). Elle possède un caractère nettement dansant qui rappelle le climat du Ier acte.
La ligne vocale est construite en 3 paliers qui gagnent dans l’aigu :

------------------=> fa
------=> ré - ré
Sol

C’est une figure de rhétorique efficace pour exprimer la joie : l’anabase, la montée vers l’aigu. Chaque motif en revanche est conjoint et les mélodies sont bien dessinées : il n’y a pas de complications rhétoriques. Monteverdi souligne donc l’insouciance ou la gaieté du personnage par ce traitement léger.

b- Partie II : la Messagère
Elle est écrite en C, en contraste avec l’air du Berger. La présentation de l’édition ancienne fait apparaître tantôt une mesure à 4/2, tantôt à C, ce qui est très courant à l’époque : ce qui compte c’est le tactus de base, ici évidemment à la blanche.
La basse est moins écrite, notamment au début où l’on trouve des valeurs longues (mesures 15-17) et le rythme harmonique est moins chargé. La chanteuse est donc plus libre et peut adapter son débit à l’expression ; il s’agit d’une déclamation théâtrale dans le style du « recitar cantando » si particulier à la « seconda prattica ».
D’autre part, les contours mélodiques de la Messagère forment des parcours accidentés aux intervalles disjoints, (voir par exemple mesures 15-17). Ils contrastent entre eux dans un jeu typiquement baroque de catabase (ligne descendante) et d’anabase (ligne ascendante). Aux catabases (affliction) des premières mesures de la plainte de la Messagère, succède une anabase qui exprime la révolte contre le ciel injuste (mesures 19-20). Les ambitus mélodiques eux-mêmes participent à l’expression : si le premier est compris dans un intervalle de quinte (la-mi, mesures 15-16), le second se déploie sur un intervalle de quinte diminuée (sol#-ré, mesures 17-18).
L’intervention de la Messagère est donc agitée et pathétique : son traitement musical, plus théâtral, caractérise bien l’état passionnel de la compagne d’Eurydice. Elle s’oppose en tout point à la canzonette précédente du Berger.

III- Le récitatif de la Messagère : un pathétique baroque
À ces contrastes de modes et d’écriture, s’ajoute un travail minutieux sur le mot qui permet de mettre en valeur plus particulièrement l’arrivée de la Messagère. C’est en effet dans son récitatif que se trouvent rassemblées les figures de rhétoriques les plus expressives qui rendent son discours pathétique et capable d’exprimer la « terreur », une des deux passions fondamentales au théâtre selon Aristote. Nous passons là à un travail plus détaillé de la part de Monteverdi qui consiste à mettre en valeur des petites unités linguistiques, celles qui sont fondées sur le mot et son signifié.

a- Les cris de la terreur
Cette mise valeur prend souvent la forme de l’hypotypose, sorte de traduction musicale d’un terme poétique : ici elle est particulièrement employée pour l’expression de la terreur et de la douleur. Nous en trouvons un exemple significatif au tout début de l’arrivée de la Messagère : le terme « Ahi », sorte de cri brut, sorti tout droit du corps et non de l’esprit rationnel, est toujours placé sur une hauteur élevé, dans l’aigu de la voix et sur une valeur longue. Le premier, à la mesure 15, est particulièrement spectaculaire : il est renforcé par l’harmonie chromatique de la basse (ut-ut#) et par sa position en syncope, position répétée mesure 18.
Ce cri qui revient quatre fois comme une figure d’insistance est suivi par trois fois d’une catabase, sorte de dépression et de mouvement d’abattement (mesures 15-16, 17-18 et 19-20). Cette configuration expressive semble décrire les gestes d’un personnage en proie à la douleur, dans une démarche typiquement monteverdienne (mesure 15-16) :

« Ahi,

----------caso acerbo »

Au sein de cette catabase, le mot « acerbo » (cruel, dur) est souligné par une violente dissonance due au contrepoint plus qu’à l’harmonie elle-même : le sol# du chant vient rencontrer le la de la basse.
Par trois fois se répète cette sorte de cri avec le même type de figure : cri + catabase. Monteverdi y poursuit toujours son jeu sur les dissonances dues aux lignes de contrepoint : à la mesure 17, la basse forme un retard (que l’on peut chiffrer 9-4) suivi de superpositions de 5 diminuée et de 9. Celles-ci forment une figure spécifique, l’hétérolepsis, « dissonance expressive, contraire aux règles usuelles du contrepoint » (Morrier, 2006, p. 106). On la rencontre également à la fin de la mesure 17 et au début de la mesure 18 sous les mots « empio e crudele » (barbare et cruel) avec un enchaînement #6 – 5 tierce majeure.

b- Le silence de l’effroi
À ces figures violentes – presque « cruelles » –, Monteverdi ajoute l’utilisation du silence, la suspiratio. Celle-ci est toujours employée dans un but expressif : elle entrecoupe un mot ou une phrase ou laisse un vide dans le discours. Il faut bien distinguer à ce propos les silences de la partie du Berger, qui n’ont rien de douloureux, de ceux de la Messagère: les premiers sont dus tout simplement à l’écriture concertante déployée ici par Monteverdi et où la basse continue joue tout son rôle.
En revanche, le récit de la Messagère se trouve entrecoupé de pauses presque haletantes, notamment à la fin de la mesure 16 où la basse continue, sur la même harmonie, laisse le personnage en proie à sa douleur muette. Monteverdi n’hésite pas non plus à couper une phrase, dans un geste éminemment théâtral dont se souviendront ses successeurs (mesure 19-20) :

« Ahi ciel – avaro » (« Ah, ciel – néfaste »).

Mais la suspiratio la plus spectaculaire est sans doute placée après la question du Berger, mesure 23 : un silence est demandé dans les deux parties en même temps, au chant et à la basse continue. Il fait attendre la réponse de la Messagère qui intervient ensuite sur un brusque changement de couleur harmonique (accord de do à mi tierce majeure).

Conclusion
Grâce à des changements de mode, des contrastes dans l’écriture mélodique et l’utilisation de figures de rhétorique adaptées, le compositeur a accentué la portée affective du texte : l’annonce de la mort d’Eurydice qui vient interrompre le divertissement des bergers, moment le plus dramatique du deuxième acte de l’Orfeo. Le traitement de la Messagère fait ainsi l’objet d’un soin attentif et son personnage acquiert un aspect profondément pathétique grâce à une écriture en récitatif, des courbes mélodiques contrastées et accidentées ainsi que de nombreuses hypotyposes où se remarquent en particulier les silences et les dissonances. Il s’agit d’une démarche rhétorique sûrement héritée du madrigal que Monteverdi continue à utiliser dans ses opéras tout en la mêlant aux nouvelles avancées du baroque, attitude caractéristique de cette période.
Nous pouvons ainsi la comparer à celle d’un autre grand artiste de la même époque, Le Caravage. Dans sa Mise au tombeau (Rome, Pinacothèque du Vatican, voir illustration ci-dessus), terminée en 1604, trois ans avant l’Orfeo, le peintre romain, propose une composition déséquilibrée où les personnages semblent s’affaisser les uns après les autres sur le corps du Christ qui forme la base du tableau. Le mouvement vers le bas des personnages évoque bien les gestes de douleur que tente de décrire Monteverdi dans les cris de la Messagère : les deux artistes utilisent amplement la catabase, propice selon eux à l’expression de la douleur. Celle-ci est encore renforcée par l’attitude des deux femmes en haut du groupe (les Marie de l’Évangile) : l’une lève les bras hauts vers le ciel, dans un geste théâtral d’effroi, alors que l’autre baisse la tête et essuie ses larmes, deux gestes contrastés qui rappellent la configuration rhétorique de la Messagère de Monteverdi, cri + catabase.
Cet extrait de l’Orfeo est donc à lui seul caractéristique de la nouvelle esthétique qui apparaît au début de l’ère baroque et, notamment en musique, celle de la seconda prattica où le texte reprend la première place. Mais Monteverdi ne renonce en rien à l’héritage du siècle précédent, en particulier à celui du madrigal : chez lui musique et texte sont toujours traités de manière équilibrée. Comme le montre l’extrait analysé, chacun participe à parts égales à l’idéal du compositeur : l’expression des passions humaines.

Bibliographie
MORRIER, Denis, Chroniques musiciennes d’une Europe baroque, Paris, Fayard-Mirare, 2006.
Orfeo, Monteverdi, L’Avant-scène opéra, n° 207, 2002.
QUIVIGER, François, Caravage, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1993.