10 avril 2006

Méthodologie de la dissertation (CAPES et Agrégation)

Jean-Siméon Chardin, Le jeune dessinateur, 1737, Paris, musée du Louvre.


Méthodologie de la dissertation

I-Les trois règles d’or de la dissertation en musicologie
1-Traiter le sujet et rien que le sujet. Ne pas vouloir « caser » à tout prix le cours appris par cœur : il faut choisir et sélectionner.
2-Travailler les articulations qui témoignent de votre réflexion personnelle : introduction, transitions, conclusion. Elles sont à rédiger en même temps que le plan, dans l’ordre suivant : transitions, conclusion, introduction. Les recopier ensuite.
3-Se relire avant la fin : évite les fautes d’étourderie et permet de corriger le français.

II-Normes de rédaction et de présentation
-L’introduction doit comprendre trois sous-parties (en un seul § ou 3 § selon leur dimension).
1-Présentation du sujet en terminant par la citation (ou un extrait) proposée.
2-Problématique.
3-Annonce du plan qui doit être justifié par rapport à la problématique.

-Le plan en 3 parties est conseillé.
-Sauter deux lignes entre les grandes parties. Les commencer par des phrases assertives du type : « Le jeu virtuose est pourtant présent dans bien des manifestations artistiques des sociétés humaines… ».
-Les sous-parties correspondent à un ou plusieurs §. Cependant chaque § comprend une seule idée illustrée par un exemple (musical ou autre).
-Transitions entre les parties : ces sont les articulations les plus importantes, celles qui manifestent votre réflexion. Elles sont constituées par un bilan rapide de la partie et une relance : vous annoncez la suite. Évitez de commencer la seconde partie par une opposition trop marquée à ce qui précède. (« Mais on peut penser tout le contraire de S. de Brossard » ou « Voyons maintenant la position contraire de celle de Brossard »).

-Conclusion :
À rédiger après l’élaboration du plan et la recopier ensuite.
1-Conclusion-bilan : réponses aux questions posées dans l’introduction. Il s’agit d’un résumé rapide (2 ou 3 lignes) des objectifs fixés en fin d’introduction à la clôture de la dernière partie. Vous devez mettre en valeur la cohérence de la progression. Le jugement proposé est-il validé par l’études des œuvres et des courants artistiques ?
-NB : la conclusion est le lieu de l’affirmation : pas de nouvelle problématique même si vous constatez que tout n’est pas réglé. La dissertation a nuancé une pensée, la conclusion tranche.
2-Conclusion personnelle (une ouverture n’est pas obligatoire). Ne pas finir par une question.
3-Clore par une phrase travaillée qui déplace le débat, l’élargit et invite à la réflexion.

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Construire une problématique

Qu’est-ce qu’une problématique ? Dans problématique, il y a le mot « problème » : vous devez donc poser une question, soulever un débat, en bref trouver ce qui fait problème. Mais une problématique ne se résout pas à poser une question simple, du type « La virtuosité est-elle utile ? » ou « Qu’est-ce que la virtuosité ? ». Il s’agit en réalité d’une série de questions hiérarchisées et complémentaires qui découlent du sujet donné : votre réflexion doit comprendre plusieurs étapes articulées qui témoignent de sa finesse et de ses nuances.

Méthode
1- Commencer par analyser le sujet : explication littérale des termes utilisés, étude de leur éventuelle polysémie et des liens qu’ils entretiennent entre eux. « Il s’agit de découvrir le problème soulevé explicitement ou implicitement » (Précis de français, p. 130). Ce travail est très important car il permet ensuite de construire une problématique d’où découle un plan logique. De plus il vous permet de reprendre les termes mêmes du sujet dans les différentes parties de la dissertation.
2- Écartez les termes ou notions qui vous semblent secondaires, qui semblent mener vers des discussions hors sujet, hors des compétences demandées ou hors des connaissances appropriées.
3- Surligner les termes qui vous semblent importants, donnez-en une définition ; avec une flèche raccordez les à vos connaissances.
4- Reformuler l’opinion avancée : « une méthode efficace pour dissocier les problèmes d’un texte consiste à le reformuler sous forme de questions et de réponses, comme un dialogue avec l’auteur. » (rapport jury CAPES 2005).
5- Rassemblez les questions sous une seule : « Au moment de la rédaction, il ne doit rester qu’une question essentielle » (ibid.). Classez ensuite les questions dégagées.

Exemple d’application : sujet de l’agrégation interne de 2006 (voir sur le site http://www.educnet.education.fr/musique)
1- Mots surlignés : constructivisme abstrait, audition, tours de force formels, ils ne se remarquent pas, construction cachée, idéal sonore => Je reprendrai ces termes dans l’introduction, les transitions, la conclusion. Je note que l’on me demande aussi de lier la composition musicale à la réception et à l’interprétation.
2- J’écarte : la définition de la prolation, l’exemple de la Missa Prolationum et « l’euphonie polyphonique », car ils ont le statut d’exemples et sont trop spécialisés (les attentes portent sur une réflexion « inter périodes »).
3- Je définis avec mes propres mots « constructivisme abstrait » (démarche qui consiste à bâtir des structures, des formes intellectuelles savantes). Les « tours de force formels » : c’est une virtuosité d’écriture (si je ne connais pas l’œuvre d’Ockeghem, je pense à celle de Bach, l’Offrande musicale). « Construction cachée » : il y a une spéculation formelle, un jeu du compositeur qui ne sont perçus que par des initiés. « Idéal sonore » : veut dire qu’Ockeghem ne renonce pas à une certaine « beauté », à une séduction ; sa science reste « cachée ». Enfin je réfléchis à ce que cette attitude savante du compositeur donne dans le public : est-il sensible à l’art savant ou à la « séduction » ? Pour les interprètes se posent la connivence avec le compositeur, la connaissance des règles, les valeurs qu’ils vont défendre : émotion ou construction ? Pour l’agrégation : je donne des exemples puisés dans les autres formes d’expression, donc je pose le pb dans la peinture, l’architecture, etc.
4- Je reformule en posant des questions-réponses :
- Ockeghem poursuit-il un art savant fait de formules compositionnelles indétectables à l’oreille ?
- Produit-il ce qu’il y a de plus complexe à son époque ? Est-il donc un compositeur virtuose ? Au sens de Brossard et de la vision humaniste ?
- Mais ces tours de force empêchent-ils la séduction, l’expression (idéal sonore) ? Sont-ils perceptibles par le public ? Quel est le rôle de l’interprète : doit-il manifester l’art du compositeur ou doit-il émouvoir l’auditeur ?
- J’arrive à la question : quel est le rôle du compositeur : émouvoir ou « surprendre » (F. Couperin) par sa technique ? => je suis arrivé à une problématique que je peux décliner. Je vérifie qu’elle recoupe bien les termes du sujet avant de l’élaborer plus finement et de faire le plan.
ATTENTION : ces questions ne forment pas un plan.
5- Je rassemble sous une seule question globale :
a- Quels sont les objectifs de la virtuosité d’écriture dans une œuvre artistique ?
b- (je décline la pensée avec d’autres questions) Doit-elle manifester la science et la complexité de la pensée du compositeur ? Ou bien doit-elle se soumettre toujours aux impératifs de l’expression ?
- Si le public ne perçoit rien de sa complexité, a-t-elle tout de même un sens ? Quel est l’élément le plus important d’une œuvre : sa facture savante ou son pouvoir émotionnel ? En fait c’est un sujet parallèle à celui de la virtuosité de l’interprète : une virtuosité gratuite ou vide n’a aucun sens en art (à mettre sous forme interrogative pour l’introduction). C’est la fameuse formule de Rabelais : « Science sans conscience, n’est que ruine de l’âme ».

Faire le plan
Pour la conception du plan, pensez toujours : je pars du sujet et rien que du sujet. Je prélève ce qu’il y a de plus simple pour aller vers le complexe : c’est un « approfondissement progressif du sujet » (Rapports CAPES 2005).
I- La virtuosité d’écriture chez le compositeurs.
Je pars du sujet posé : oui Ockeghem est un compositeur savant abstrait, et j’extrapole tt de suite : il existe une virtuosité compositionnelle à l’instar d’une virtuosité d’écriture dans le roman, de facture dans la peinture ou l’architecture (ex. St-Charles aux Quatre Fontaines de Borromini au XVIIe siècle).
II- L’expression : le premier objectif des compositeurs. La 2e partie sert à nuancer, à s'opposer ou à donner les limites du sujet.
III- L’idéal n’est ni technique ni sonore mais moral, au sens premier du terme « virtus ». Ici, on dépasse la problématique : les concepts de I et II ne sont pas suffisants.
=> Je peux répartir les différentes questions ou réflexions dans ce plan : les idées s’enchaîneront de manière fluide. ATTENTION : évitez les transitions brutales, du type : « au contraire » ou « examinons maintenant la position opposée ». Chaque idée exposée compte dans l’argumentation et doit être retenue et rappelée.
Exemple : transition vers la deuxième partie
« Le compositeur, comme le graveur ou l’architecte, peut s’envisager comme un créateur capable de tours de force formels. Ceux-ci s’incarnent dans des sortes de « chefs d’œuvre » à la virtuosité remarquable et étourdissante. Toutefois, comme nous l’avons vu, cette dernière n’est pas extérieure à l’œuvre, elle ne s’envisage pas comme un « constructivisme abstrait » : elle en constitue plutôt son fondement vital. De même à s’enfermer dans des jeux intellectuels, le compositeur ne dévoie-t-il pas une de ses missions : déployer un « idéal sonore » capable de séduire public et artistes ? En effet, peu de compositeurs ont réclamé le seul pouvoir d’une pensée abstraite et ont presque tous fondé leur art sur un idéal expressif qui vise avant tout à donner du sens à leurs spéculations musicales. »

Rappelons encore les conseils précieux extraits du rapport de jury du CAPES 2005
« Dans un premier temps, il ne s’agit pas de répondre à des questions, ni même de comprendre toutes les implications du sujet. Le premier stade du travail consiste à extraire, au fil du texte, le plus grand nombre possible d’interrogations. […] De telles questions ouvrent autant de pistes de discussion, qui sont la source d’un bonne problématique… et de bons paragraphes.

Compréhension des enjeux du sujet : le travail de reformulation
« Au terme du premier stade du travail, les questions se doivent d’être nombreuses et diverses et il n’est pas anormal de rester perplexe devant les difficultés. […] il faut prendre tout le temps nécessaire pour isoler et comprendre ses arguments. […] généralement, trop de candidats renoncent à s’engager sur des terrains un tant soit peu complexes et à creuser un minimum les concepts. Pourtant, sur des points délicats, les correcteurs lisent avec intérêt et indulgence toute tentative de clarification et pardonnent même des contresens, dès lors que le développement est mené avec sérieux. La dissertation est le contraire d’un exercice de fuite ou d’évitement des problèmes. N’en affronter aucun (notamment en se réfugiant derrière des plans tous préparés) n’est pas une solution. Penser vraiment, c’est aussi se retrouver dans des impasses (que la dialectique qualifie d’apories). Une dissertation dans laquelle n’apparaît à aucun moment une difficulté n’est pas tout à fait une dissertation. »

Reformuler
« Une fois le sujet lu, relu et analysé, le candidat doit le mettre de côté pour se l’approprier et isoler son idée directrice, en reconstruisant à partir de ses propres notes les articulations du texte et en reformulant les questions qu’il ouvre. Une méthode efficace pour dissocier les problèmes d’un texte consiste à le reformuler sous forme de questions et de réponses, comme un dialogue avec l’auteur. […] Reformuler tout le sujet ainsi est le gage d’une bonne compréhension de la pensée de l’auteur, qui dissocie toutes ses étapes et en précise le cheminement.
[…] C’est en multipliant ainsi des paraphrases et des synthèses que la compréhension du sujet s’affine. Ces reformulations qui résument, développent et explicitent le sujet sont un stade essentiel du travail et une préparation directe à la rédaction de l’introduction et de la première partie. Dès l’introduction, la manière dont une copie reformule le sujet offre au correcteur une indication très claire de la compréhension des enjeux (et de la qualité d’ensemble de la copie). Au vu de bien des copies, ce travail de reformulation, de « malaxage » du sujet est rarement réalisé, alors que c’est une étape essentielle de la dissertation, surtout sur un sujet assez long.

La problématique et le plan
Une fois le sujet compris, il faut isoler les lignes de force qui présideront à l’élaboration du plan. Une problématique se choisit en partie par élimination, en fonction du sujet, de ses propres compétences et des attentes de la discipline. Ainsi, la question de la relation entre les arts n’étant pas au programme du CAPES d’éducation musicale (à la différence de l’agrégation), il n’est pas opportun, malgré la place que lui accorde M. Clouzot, d’en faire une problématique, pas plus qu’il ne faut se focaliser sur la théorie politique du pouvoir princier. Mais des parallèles entre la musique et d’autres arts, un développement sur la place de la musique dans l’ensemble du mécénat princier, des précisions sur la théorie du pouvoir sous la féodalité et l’ancien régime étaient évidemment bienvenus.
Ayant écarté les aspects secondaires du sujet, il faut formuler la problématique. Elle découle des questions recensées auparavant, qu’elle doit réunir sous un problème général. En aucun cas elle ne peut être remplacée par une série de questions en rafale. Cette méthode trop fréquente doit être réservée aux étapes préparatoires. Au moment de la rédaction, il ne doit rester qu’une question essentielle. Au fil de la lecture et de la reformulation du sujet, une problématique évidente s’est ébauchée : « La musique et le mécénat musical contribuent-ils au bon gouvernement d’un pays ? » La réponse figure sans ambiguïté dans le sujet : elle est positive. Avec une telle problématique, l’objet de la discussion est en somme de vérifier la validité de cette réponse, en confrontant les arguments de M. Clouzot à ses propres connaissances. Pour sérier les problèmes et vérifier la validité des arguments présentés dans la citation, on peut se demander 1) en quoi et 2) comment la musique et le mécénat musical contribuent au bon gouvernement d’un pays. On aboutit ainsi à deux premières parties d’un plan : 1) la musique comme expression du pouvoir et moyen de gouvernement, prolongé par 2) une typologie des musiques du prince, recensant les divers aspects de l’art musical qui contribuent à l’« expression » et à la « réalisation » d’un idéal de pouvoir princier.

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Virtuosité et invention musicale
Proposition de corrigé du sujet donné au CAPES 2006

Sujet
La dénomination virtuose fait référence au terme italien virtuoso. Dans son Dictionnaire de la musique, Sébastien de Brossard propose en 1703 la définition suivante : « virtu veut dire en italien, non seulement cette habitude de l’âme qui nous rend agréable à Dieu et qui nous fait agir selon les règles de la droite raison ; mais aussi cette supériorité de génie, d’adresse ou d’habileté, qui nous fait exceller, soit dans la théorie, soit dans la pratique des beaux-arts, au-dessus de ceux qui s’y appliquent aussi bien que nous. C’est de là que les italiens ont formé les adjectifs virtuoso ou virtudioso, pour nommer ou pour louer ceux à qui la Providence a bien voulu donner cette excellence ou cette supériorité. Ainsi, selon eux, un excellent peintre, un habile architecte, etc. est un virtuoso, mais ils donnent plus communément et plus spécialement cette belle épithète aux excellents musiciens, et entre ceux-là, plutôt à ceux qui s’appliquent à la théorie ou à la composition de la musique, qu’à ceux qui excellent dans les autres arts, en sorte que dans leur langage, dire simplement qu’un homme est un virtuoso, c’est presque toujours dire qu’il est un excellent musicien.»
En appuyant votre réflexion sur des exemples musicaux précis vous discuterez la perception proposée ici des rapports entre musique et virtuosité.
(http://www.educnet.education.fr/musique/index.htm)

Conseils
-L’introduction doit comprendre trois sous-parties.
1-Présentation du sujet en terminant par la citation - ou un extrait – proposée.
2-Problématique.
3-Annonce du plan qui doit être justifié par rapport à la problématique.

-Le plan en 3 parties est conseillé.
-Sauter deux lignes entre les grandes parties. Les commencer par des phrases assertives.
-Les sous-parties correspondent à un ou plusieurs §. Cependant chaque § comprend une seule idée illustrée par un exemple (musical ou autre).
-Transitions entre les parties : bilan rapide de la partie et relance. Évitez de commencer la seconde partie par une opposition trop marquée à ce qui précède. (« Mais on peut penser tout le contraire de S. de Brossard » ou « Voyons maintenant la position contraire de celle de Brossard »).

-Conclusion :
1-réponses aux questions posées dans l’introduction
2-Le jugement de Brossard est-il validé par l’études des œuvres et des courants artistiques ?
3-conclusion personnelle (une ouverture n’est pas obligatoire). Ne pas finir par une question.

Corrigé
Introduction
[Présentation du sujet]
Dans son Dictionnaire de musique, S. de Brossard nous donne une définition de la virtuosité – et des virtuoses – qui s’écarte de l’acception générale contemporaine : un musicien capable de prouesses techniques et physique hors normes. Pour Brossard, en effet, les Italiens utilisent le terme pour les
« excellents Musiciens et, entre ceux là, plutôt [pour] ceux qui s’appliquent à la Théorie ou à la Composition de la musique ».
[Problématique]
Sa vision semble donc exclure un des aspects les plus répandus de la notion de virtuosité et se centre sur la science musicale ainsi que sur une élaboration intellectuelle : nous sommes du côté des théoriciens et des créateurs et non pas des interprètes. Pour autant peut-on écarter de la notion même de virtuosité l’ « excellence » au sens contemporain, celle qui est pratiquée par les exécutants ? En fait ces acceptions cachent des conceptions différentes du statut de la virtuosité : est-elle un pur jeu gratuit comparable à la « précision d’un automate » (H. Heine), ou bien est-elle l’incarnation des plus hautes valeurs artistiques ? Il s’agit donc d’interroger la notion même de virtuosité : peut-on y inclure tout à la fois les exploits d’un interprète, la technicité ou l’habileté d’un artiste – qu’il soit interprète ou compositeur – ou encore la portée spirituelle inhérente à toute création artistique ?
Il est tentant, en effet, de rejeter au nom de l’art une dimension « spectaculaire » faite pour plaire à un public complaisant : presque toutes les époques en Occident, ont connu ce phénomène où les interprètes imposaient leurs lois et leurs caprices. Pour autant, on peut se demander si les talents qu’ils déploient permettent des acquis techniques, des avancées dont profitent les créateurs d’autant qu’à bien des périodes les deux métiers se rejoignent. Dès lors, les relations entre la virtuosité « extérieure » et les fondements même de l’art musical sont à questionner : l’expressivité, la recherche d’effets « inouïs » - au premier sens du terme – sont aussi à prendre en compte. Des démarches comme l’improvisation ou des genres comme la toccata ou l’étude nous donnent sans doute des leçons autant d’art que de « prodige ». Elles permettent de cerner un point central de l’étude, soulevé par Brossard : l’ « excellence » du musicien symbolisée par sa science et sa technique. Ne pourrait-on dès lors passer à une vision plus transcendantale ? La virtuosité se définirait non plus grâce à des effets prodigieux – au sens premier - mais bien grâce à son sens étymologique de « virtus » qu’il nous faudra définir et lier au champ de la création artistique.
[Annonce du plan]
C’est pourquoi nous nous proposons de mener l’étude sous trois angles : le premier concerne l’interprète et sa pratique – est-elle un frein ou au contraire un moteur pour la création ? -, le second s’interroge sur le sens de la virtuosité, sa relation à l’expression et à la création artistique. Enfin le dernier point permet de d’examiner la finalité même de la virtuosité et la manière dont elle s’incarne moralement et spirituellement à la fois chez le compositeur et dans la société dans laquelle il vit.


I-La virtuosité : frein ou élément déclencheur ?
(Transition)
Si Brossard dénie au jeu brillant des interprètes l’épithète de « virtuose », celui-ci est pourtant présent dans bien des manifestations artistiques des sociétés humaines et y revêt des rôles différents mais toujours liés à la performance singulière et au brio technique. Ce dernier aspect est parfois même le plus présent.

1- Virtuosité « pure »
Exemple des castrats et des prime donne en Italie. Leur formation, leur art mais aussi leur tyrannie sur l’opéra.
Admiré du public : celui-ci vient entendre le chanteur et non l’œuvre.
Ex. sur portée : une cadence de Farinelli.
-Les artistes eux-mêmes confortent ce personnage de virtuose qui joue sur des éléments que l’on retrouve dans plusieurs époques. Ainsi un récent interview du « Monde » (31-10-2005) sur le violoniste Nigel Kennedy, fait apparaître trois aspects chez le virtuose :
*l’excentricité de la tenue et des manières, ce qui permet de le singulariser de la « masse » et de promouvoir son image auprès du public (maintenant les média).
*le conformisme du répertoire : N. Kennedy par exemple joue et rejoue Les Quatre saisons de Vivaldi et fonde sur cette œuvre la plupart de ses concerts et tournées.
*la dimension commerciale : de nos jours un agent – un spécialiste de communication – contribue largement à l’élaboration de ce type de posture dans un but commercial : faire vendre.
-On peut rapprocher ces démarches et objectifs de ceux qui sont pratiqués par exemple par les castrats au XVIIIe siècle.
-Autre exemple : la virtuosité contemporaine fondée sur la difficulté technique : certains compositeurs font des demandes qui dépassent les possibilités humaines de l’interprète afin de le mettre en danger : ex. d’œuvre (Boulez, Structures pour deux pianos, 1952 où de plus les pianistes sont « enfermés » dans une pensée abstraite d’une rare complexité, sorte de « fétichisme du nombre » selon le propos du compositeur lui-même). Il en résulte une tension qui fait partie du « spectacle ».
On a donc parfois l’impression d’être plus dans l’ordre de la prouesse que de la musique pure, une sorte de « cirque » technique et vidé de son sens.
(Transition)
En ce sens, elle profite largement à l’interprète qui exploite la bravoure et les performances hors norme : adulé par le public, admiré – ou jalousé – de ses pairs, il est capable de brider l’invention musicale en imposant ses « diktats » ou ses caprices. Le compositeur dès lors se voit contraint de s’y soumettre.

2- Elle bride l’art du compositeur
L’opéra seria, par exemple, souffre de cet aspect des choses : il est non dramatique, statique et souvent stéréotypé. C’est un opéra de chanteurs et non une œuvre à part entière.
Ex.

3-La virtuosité comme élément moteur dans l’écriture et les techniques
Cependant la pure virtuosité est capable de faire progresser musiciens et compositeurs : c’est le cas dans la facture instrumentale (faire ici un § sur la facture, celle du piano, vl, clavecin, etc.)
Dans l’écriture musicale, la toccata baroque est aussi exemplaire à cet égard :
*une improvisation notée : une liberté dans la forme
*l’aspect idiomatique : les traits du clavier. La virtuosité digitale fonde ici une littérature spécifique au clavecin. Une telle démarche se retrouve ensuite dans le répertoire du piano forte et du piano moderne, illustrant bien sûr d’autres formes et d’autres types d’écriture.
Frescobaldi livre des conseils aux « virtuoses », parmi les premiers pour le clavier, dans ses Avvertimenti au Ier livre de Toccatas (réédition de 1637). Ex des double passaggii aux deux mains, modernité de cette écriture (Ex ).
(Transition vers la 2e partie).
Les exemples cités prouvent donc que, si les interprètes dominent à certains moments par leurs exigences – mais aussi par leur talent -, la recherche de l’excellence technique a pu créer des avancées dont a profité la création. Ce que montrent cependant les Avvertimenti de Frescobaldi, c’est l’indissoluble lien entre expression et célérité digitale. Dès lors, cet aspect de la virtuosité conforte la conception de Brossard : celle d’un musicien capable d’exercer son talent dans le domaine du langage même de la musique, ce qu’elle doit véhiculer et transmettre. Pour résumer, on pourrait avancer qu’un véritable « virtuose » n’est pas la simple imitation d’une machine mais bien celui qui explore et met en valeur des domaines musicaux encore insoupçonnés, domaines qui ne concernent pas toujours les prouesses techniques les plus visibles.


II-Le sens de la virtuosité
1- La virtuosité soumise à l’expression
C’est pourquoi l’on trouve dans les Avvertimenti des conseils pour un jeu expressif. Les débuts de toccatas sont « adagio et arppegiando » (ex sur portée). De même chez F Couperin les recommandations de doigtés, d’exécution des ornements sont soumis à un impératif : un jeu coulant et expressif. Couperin lutte donc contre un défaut de l’instrument - « les sons du clavecin ne pouvant être enflés ni diminués » -, pour lui « donner une âme » (Art de toucher le clavecin, 1713). Aspiration et suspension deviennent la base du jeu qu’il recommande ; de même les doigtés de substitution deviennent un des conseils les plus importants et une marque de son style (ex. musical).

2- La virtuosité et l’exploration harmonique
-Un autre trait constitutif de l’improvisation - dont on a vu les relations étroites avec la virtuosité – est constitué par la recherche d’effets harmoniques : le « far stupire » des Italiens qui inclut également d’autres éléments comme le silence ou l’expression du texte. On peut donner en exemple Frescobaldi, Froberger, Louis Couperin mais aussi chez les romantiques dans des formes tels que la fantaisie ou le prélude, repris par Debussy. Ici le jeu de l’interprète consiste à chercher, à trouver des enchaînements colorés ou surprenants : la technique brillante, l’« agilité de la main » (selon le mot de Frescobaldi) ne sont plus les seuls éléments mis en valeur. Un bon ex. nous en donné par L. Couperin dans son Prélude à l’imitation de Froberger (ex. musical des accords de 7 #5).
-Chez Chopin ou Debussy, on décèle le même type de démarche : la couleur harmonique prime sur le brio et donne toute sa place à une virtuosité plus musicale que technique. Le fameux Prélude opus 28 n°4 en mi mineur de Chopin entre bien dans ce propos : les enchaînements d’accords sous une allure improvisée sont d’une originalité remarquable pour l’époque, et leur exécution ressort de ce que l’on peut désigner comme une « virtuosité cachée ». Il n’y a aucun effet spectaculaire dans la réalisation d’un legato parfait à la main droite, tandis que les accords à la main gauche doivent être d’un poids rigoureusement égal tout en dosant judicieusement la couleur des notes « intéressantes » de l’harmonie, tout cela en évitant la monotonie, ce qui est un vrai tour de force :
Ex : donner ici des ex. sur portées
-Il s’agit donc ici autant de savoir, de science que de vélocité digitale et technique.

3- L’« étude » : un genre emblématique
De même l’étude et les genres que l’on peut y rattacher (préludes et fugues de Bach, Essercizi de Scarlatti, Sequenze de Berio, etc.) - qui traversent donc les périodes historiques -, sont emblématiques de cette rencontre entre inventivité musicale et excellence technique : entre les études de Paganini, de Cramer, de Liszt et celles de Debussy, la différence est pourtant de taille. Si les premières se concentrent sur une technicité de l’interprétation, celles de Debussy exploitent des domaines bien plus diversifiés (Sur les sonorités opposées de Debussy).
(Développez ici un § sur l’étude).
-La Sequenza III pour voix de Berio : une « étude » bien particulière, car elle remet en cause les rapports univoques entre voix et langage (ex. musical). Elle est écrite pour une « virtuose » : Cathy Berberian. Relation indissociable de l’inventeur et de son « messager ».
(Transition)
Nous sommes maintenant du côté des compositeurs, des « inventeurs », même si leur relation avec les interprètes est primordiale - comme on l’a vu pour Berio - ou encore s’ils sont les mêmes à certaines époques - baroque en particulier. En effet, nous passons là de la maîtrise technique, apanage de l’interprète qui veut éblouir, à un autre domaine, de dimension plus transcendantale, celui du statut même de la musique, de son écriture, de son rôle artistique et social. Toutefois, pour reprendre les conceptions de Brossard, les tours de force dus au métier même du compositeur, à l’instar d’un architecte, d’un graveur ou d’un peintre, poussent aussi à l’admiration.


III- La virtuosité comme pratique de l’excellence et de la « vertu »
1- C’est pourquoi l’excellence s’apprécie en termes de métier
C’est l’aspect « professionnel » du musicien, au sens où l’on entendrait aussi pour un artiste ou un artisan : c’est un virtuose de tel ou tel domaine. Un bon exemple nous en est donné dans les gravures de Jacques Callot conservées à Nancy.
-Un § sur ces gravures : technicité virtuose de la gravure dans un format miniaturiste, véritable « tour de force ». Il est au service d’une critique des événements tragiques de la guerre et de la vie du soldat réduit à tuer, voler ou violer.
En musique, le « métier » s’apprécie sous d’autres termes, même si la démarche est comparable.
a- le contrepoint : Ex. L’Offrande musicale de Bach. Les techniques de contrepoint inspirent encore les œuvres du XXe siècle comme City life de Reich (1994), dans le 3e mouvement.
b- l’harmonie : Ex des pièces de clavecin de Rameau où se mêlent virtuosité digitale (Les Cyclopes), harmonique (L’Enharmonique). Dans ce domaine, Rameau innove dans la littérature de clavecin.
c- spéculation conceptuelle : Les Sauvages de Rameau, écrits pour le théâtre de la Foire, paraissent dans le 3e livre de clavecin et prennent place ensuite dans l’opéra Les Indes galantes : la danse sert d’introduction puis d’accompagnement à un rondeau choral avec soliste et chœur.
Ex. sur portées.

2- Une offrande divine : la virtuosité comme offrande destinée aux dieux que l’on trouve par exemple chez les flûtistes du Bénin.
De même chez les Pygmées Aka du Centrafrique, lors d’un rituel de divination – le bondo – qui vise à déterminer la cause d’un désordre mettant à mal la vie de la communauté, les participants déploient une polyphonie complexe. Après l’entrée d’un soliste, les choristes rentrent successivement pour former un contrepoint de quatre voix différentes. Ils font vivre cette structure par une technique de chant particulière : le « yodel » ou diyei, rapide passage entre la voix de poitrine et la voix de tête (CD Les Voix du monde, III « Polyphonies », CNRS Harmonia mundi).
Ce type de musique, qui ne peut se dissocier de son contexte religieux et social, s’envisage aussi comme une pratique de l’excellence : en cela elle rejoint l’origine du mot, le « virtus » latin (en italien : virtù). (Un § sur l’origine du mot).
Pour Bach : « pour la plus grande gloire de Dieu ». L’élaboration musicale se déploie à l’office. Un bon ex. : l’utilisation « virtuose » du choral dans les chorals variés, la fantaisie choral, dans les cantates. Élément populaire de l’office protestant qui prend place dans une œuvre de grande dimension artistique et à l’élaboration savante.
(Transition)
Chez d’autres cette dimension prend la forme d’une réflexion politique, celle d’un citoyen aux prises avec les enjeux de la cité et qui s’adresse à ses pairs.

3-Une dimension politique : le virtuose et le citoyen.
-Le grand canon répétitif de City life (IIIe mouvement) est fondé sur un matériau vocal enregistré dans une manifestation de noirs américains. Ici se rejoignent virtuosité d’écriture – sur une relève d’enjeux artistiques anciens – et prise de conscience de la dimension politique de la ville : le racisme, la violence. Le musicien, par son élaboration savante et son approche sensible, prend part aux débats de la cité, fait œuvre de citoyen « virtuose », au sens des Italiens du XVIIe siècle.
-Reich dessine ainsi les contours d’une nouvelle virtuosité lorsque il unit des expressions musicales populaires (la techno, le rap), des moyens technologiques modernistes (les claviers à échantillons) à des techniques d’écriture relevant de la tradition occidentale savante (le canon et le contrepoint).

Conclusion
[Réponse aux questions posées dans l’introduction]
Même si la citation de Brossard semble s’appliquer aux compositeurs, elle est représentative de ce que peut être une virtuosité bien comprise. Apanage du musicien, elle est une pratique de l’excellence et rejoint en cela l’acception première du « virtus » latin, la vertu, le courage, la droiture. Elle n’a de sens que dans sa relation à la musique : une virtuosité gratuite a le plus souvent mené à l’impasse. L’expression, l’inventivité, la spéculation intellectuelle ont aussi leur place dans cette notion très large de « virtuosité ». (Ramener ici la réflexion menée dans le travail si vous avez le temps).
Toutefois, ce qu’avance Brossard doit être nuancé : un interprète, s’il a assimilé les règles de son art, a le droit tout autant que le compositeur à l’appellation de « virtuose ». Tous deux partagent une même posture, celle du musicien complet au sens humaniste du terme : celui qui maîtrise les contenus artistiques et techniques de son art, tout en faisant preuve de courage, d’originalité et de sens moral.
[Conclusion personnelle]
À l’heure actuelle, cette démarche est encore pratiquée par certains : la création récente d’Angels in America (2004) de Peter Eötvös est là pour le prouver. Cet opéra, synthèse personnelle de procédés anciens et de techniques contemporaines (des « récitatifs » accompagnés par des dispositifs électroacoustiques, un traitement vocal souple entre le parlé et le chanté), propose une réflexion sur les fléaux qui engendrent la douleur et la mort dans nos sociétés. Elle transcende son sujet même - le sida – par une vision profondément humaniste où se mêlent virtuosité d’écriture et virtuosité d’interprètes.